Monnè, outrages et défis, Ahmadou Kourouma

Publié le : 05 avril 20238 mins de lecture

Monnè, outrages et défis est le roman d’une déchéance, celle du roi de de Soba, Djigui Keita, et de son peuple. Le roman s’ouvre sur l’arrivée d’un messager faisant part d’une terrible nouvelle : les Français, appelés « Nazaréens », arrivent dans le royaume afin d’y prendre le pouvoir. Djigui, qui cherche pourtant d’abord à lutter contre l’envahisseur, finit par collaborer avec l’ennemi. Venus en Afrique dans un but civilisateur, les Français profitent de la situation pour faire de Keita un relais solide capable d’asseoir le pouvoir des colons. Pourtant, cette « oeuvre humanitaire et civilisatrice » s’avère particulièrement limitée et c’est grâce au ton ironique et au regard critique du narrateur que le lecteur peut saisir toutes les limites d’une telle mission. En effet, les forces vives de la société sont constamment réquisitionnées pour des travaux qui n’en finissent pas.

Puis éclatent les deux guerres, pour lesquelles Djigui doit sacrifier bon nombre d’hommes. Lentement, à mesure que les outrages se multiplient, Djigui perd son autorité et c’est son fils Béma, proche des progressistes français, qui s’impose. Il cherche à rompre avec l’ancien monde symbolisé par son père, Djigui, pour faire place au monde du colonialisme et de la collaboration. Cette rupture finira par la mort de Djigui, le Centenaire, outré par une telle dissension avec son fils.

Tout l’intérêt d’un tel roman réside dans les divers points de vue adoptés afin de dire la malédiction qui touche le peuple de Djigui. Les outrages, ces « monnew », sont nombreux et laissent entendre un constant rapport de supériorité des Nazaréens sur les Noirs, maglré une forme de résistance passive que met habilement en place Djigui.  La variété des points de vue appelle toujours le lecteur à prendre position et donc à réinterpréter les faits. Dans une société très marquée par l’oral se pose alors le problème du mensonge et de la vérité.

Les on-dit, les rumeurs et les légendes sont si présentes que c’est au lecteur que l’on demande de distinguer le vrai du faux. La force du roman réside également dans cette écriture poétique, imagée et propre à Kourouma. Ce style poétique permet, grâce à la force des métaphores, de saisir le sens profond des actions humaines. Adopter le point de vue de la société vaincue nous permet aussi de voir le poids écrasant des traditions, des croyances aux signes extérieurs et auguraux. Ce monde s’inscrit en parfaite opposition avec le monde des colons francais, avec leur administration et leur force.

Omniprésente, la violence faite aux Noirs renforce la multiplication des outrages faits à tout un peuple. Kourouma nous peint, avec l’irruption française, la lente chute de tout un monde. Les héros nationaux n’existent plus : la vaillance n’est plus le propre des hommes, mais on s’arrange, on collabore et on cherche à être le plus rusé. Kourouma nous offre avec Monnè, outrages et défis le roman de la tragique destinée de tout un peuple.

Quelques citations

« L’infini qui est au ciel a changé de paroles ; le Mandingue ne sera plus la terre des preux. Je suis un griot, donc homme de la parole. Chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symboles, je retourne à la terre qui m’a vu naître pour tout recommencer : réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses. Dans mon Konia natal, j’observerai pour reconnaître les nouvelles appellations du soleil, de la lune, du courage, de la passion, de la lâcheté, celles des jours qui se lèvent et se couchent, des herbes qui attendent l’hivernage pour pousser, croître, et l’harmattan pour mûrir et sécher ; celles de l’homme qui doit posséder la vierge et l’enfanter ; du rebelle qui refuse et de la honte qui tue. Reconnaître les nouvelles significations des chants des oiseaux dans la nuit et le geste des passereaux qui viennent mourir à vos pieds au milieu du chemin où vous êtes en train de marcher. Savoir par quelles supplications évoquer des aïeux, par quels surnoms invoquer Allah contre la souffrance, la misère et l’injustice. Je m’en vais pour réapprendre les nouvelles appellations de l’héroïsme et celles des grands clans du Mandingue. »

« Djigui, las, s’écroula sur la selle et le garrot, prononça des litanies, se redressa. Au loin, sa ville restait dominée par son palais qui, comme sa vie, était inachevée. Djigui était défait ! avait été congédié par ses sujets. Il ne se détourna pas, c’eût été lâche. Et il n’est pas vrai qu’il pleura ; il n’avait plus une goutte de larme dans le corps. Il accomplit ce qu’il faisait quand une colère dont il ne tenait pas le responsable l’emportait. Il se mordit l’auriculaire, le mordit au sang ; il l’eût sûrement tranché si Djéliba n’avait alors psalmodié les louanges qui l’obligèrent à lâcher prise. Il cracha du sang ; du sang dégoulinait de sa main droite. Cela l’apaisa. Il interrogea et s’interrogea. Autour de lui tout était indifférent, muet, vide ; jamais le pays de Soba, patrie des Keita, n’avait été aussi silencieux et indifférent à ses préoccupations. »

« Les nazaréens l’avaient frappé avec la complicité de son fils Béma. La blessure de Djigui provenait d’une possession de Djigui. On n’appelle pas au secours quand le couteau qu’on porte à sa ceinture vous transperce la cuisse : en silence, on couvre sa plaie avec sa main. Le pus de l’abcès qui vous pousse à la gorge inévitablement vous descend dans le ventre, et la seule blessure qui ne se ferme jamais est celle que vous laisse la morsure du crocodile issu et sorti de votre propre urine. »

« Il nous a toujours manqué de savoir haïr et de comprendre que des malédictions des autres pouvait naître notre bonheur ; c’est peut-être pourquoi nous n’avons jamais pu nous en sortir en dépit de toutes les révolutions qu’on nous a fait vivre : le socialisme, le libéralisme, le parti unique, la lutte contre le sous-développement et la corruption, et les autres slogans que nous ne comprenons pas et que nous disons à satiété au fil des années. Est-ce notre peau ou notre religion qui veut ça ? Nous le connaîtrons un jour. » 

Bio rapide et liens

Ahmadou Kourouma, né en 1927 et mort en 2003, fait partie des grands noms de la littérature francophone du XXe siècle.

Originaire de Côte d’Ivoire, Kourouma publie plusieurs romans autour de l’histoire de son pays, de la colonisation à la décolonisation. Ses oeuvres les plus connues sont Les Soleils des indépendances etMonnè, outrages et défis.

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