Déconcertant, ce roman de Woolf l’est à bien des égards. Vers le Phare, roman et poème à la fois, enchante tout lecteur avide d’une littérature qui cherche à faire vivre les émotions dans toute leur intensité. La trame du roman se construit en un triptyque intéressant. La première partie retrace une journée dans la maison de vacances des Ramsay, quelques temps avant la Première guerre mondiale.La seconde partie, tel un intermède poétique, marque une rupture chronologique nette en soulignant les conséquences de la guerre, dix ans après la première partie : Mrs Ramsay est morte, deux de ses enfants, son fils Andrew et sa fille Prue, également. Le choc est terrible, tant pour le lecteur que pour les personnages qui survivent à la guerre. La dernière partie décrit alors les retrouvailles dans la maison de vacances des personnages évoqués dans la première partie. Le temps a passé, les esprits ont évolué, la solitude reste présente, peut-être plus amère encore. Les tensions décrites dans la première partie semblent s’être apaisées.
James, un des enfants des Ramsay, obtient enfin, des années après qu’il en a formulé la demande, la promenade vers le phare qu’il avait demandée à ses parents dans la première partie. La réalisation de ce rêve marque un retour au calme malgré l’absence de la figure maternelle que l’écriture woolfienne rend particulièrement sensible. La force de Woolf réside dans l’aspect polyphonique qu’elle donne à son oeuvre.
Travaillant une fois encore sur le flux de conscience, elle développe cette technique et nous fait changer de point de vue et de conscience de façon surprenante et rapide. Cela nous permet de saisir toutes les tensions au sein du groupe. Dans la première partie, on remarque particulièrement à quel point le jeune James déteste son père, Mr Ramsay. Seule Mrs Ramsay semble capable de créer une certaine euphonie dans ce mélange de consciences qui ne parviennent pas à s’accorder.
Outre le travail sur l’enfance et sur le temps qui passe que réalise Woolf en écrivant ce livre, on note également à quel point l’auteur fait cas de la peinture à travers l’intéressante figure de Lily Briscoe, femme peintre qui devient un des personnages centraux de la dernière partie du livre. Dans la première partie du roman, Lily Briscoe s’avère incapable d’achever sa toile. Ce qui lui manque est un élément capable d’harmoniser l’ensemble, de le rendre cohérent puisque sa toile se compose de couleurs éparpillées.
Lily Briscoe et Woolf sont proches l’une de l’autre finalement. On constate en effet que l’oeuvre de Briscoe s’achève en même temps que s’achève le roman de Woolf, le dernier paragraphe décrivant le dernier trait que trace Lily sur sa toile afin de la terminer définitivement. En outre, Woolf elle aussi se fait peintre. Outre les évocations poétiques de la nature, Woolf dresse un portrait saisissant des relations familiales grâce à la transcription de pensées jamais exprimées mais auxquelles nous avons la chance d’avoir accès.
Ainsi Lily Briscoe et Woolf recherchent toutes les deux un principe d’harmonie malgré l’éclatement qui règne (sur la toile, dans la maison de vacances, dans l’oeuvre). A l’image du trait final mis sur le tableau de Lily Briscoe, Woolf crée un ensemble harmonieux malgré le disparate des points de vue et le terrible constat de l’instabilité complète des choses liée tant à la guerre qu’à la nature humaine. Woolf réussit donc parfaitement à donner une cohérence à son oeuvre, malgré son aspect polyphonique.
Elle sillonne également les moindres recoins des consciences, travaillant avec brio sur l’enfance, sur les déceptions qui marquent tout un chacun lors de cette période charnière. La nouvelle poétique du roman que propose ainsi Woolf est donc liée à une exploration de soi, d’une conscience qui s’interdit le dialogue préférant la réflexion et laissant apparaître souvent une différence entre la pensée et l’acte qui découle de celle-ci.
Quelques citations
« Mais son fils le haïssait. Il haïssait cet homme qui leur tombait dessus, qui restait là à les regarder de tout son haut ; il haïssait cet homme qui venait les interrompre ; il le haïssait à cause de ses gestes exaltés et sublimes ; de sa tête superbe ; de son exigence et de son égotisme (car il se tenait là devant eux, leur enjoignant de s’occuper de lui) ; mais par-dessus tout, il haïssait ce débordement d’émotion, cette effusion vibrante qui troublait la simplicité et le naturel parfaits de ses rapports avec sa mère. Il gardait les yeux obstinément fixés sur la page, dans l’espoir de le faire bouger ; il désignait un mot du doigt, dans l’espoir d’attirer de nouveau sur lui l’attention maternelle qui, il le constatait avec colère, faiblissait dès que son père s’arrêtait près d’eux. Mais non. Impossible de faire bouger Mr Ramsay. Il restait là, à réclamer de la sympathie. »
« On eût dit à présent que, touché par le repentir des hommes et tout leur labeur, la bonté divine avait entrouvert le rideau et révélé à notre vue, seul et distinct, le lièvre dressé ; la vague qui retombe ; la barque qui tangue ; toutes choses qui, si nous les méritions, seraient nôtres toujours. Mais hélas, la bonté divine tire le rideau, d’un coup sec ; tel n’est pas son bon plaisir ; elle cache ses trésors sous un déluge de grêle et tant les brise, et tant les mêle qu’il paraît impossible que leur calme nous soit jamais rendu ou que nous puissions jamais composer à partir de leurs fragments un ensemble parfait ou lire dans les débris épars les mots clairs de la vérité. Car notre repentir mérite tout juste un aperçu ; notre labeur, tout juste un répit. »
« Vite, comme rappelée par quelque chose là-bas, elle se tourna vers sa toile. Il était là – son tableau. Oui, avec tout son vert et ses bleus, ses lignes entrecroisées, son ébauche de quelque chose. On l’accrocherait dans une mansarde, songea-t-elle ; il serait détruit. Mais quelle importance ? se demanda-t-elle en soulevant de nouveau son pinceau. Elle regarda les marches ; elles étaient vides ; elle regarda sa toile ; elle était floue. Avec une intensité soudaine, comme si elle la voyait clairement l’espace d’une seconde, elle traça une ligne, là, au centre. C’était fait ; c’était fini. Oui, se dit-elle, reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision. »
Bio rapide et liens
Née en 1882 comme James Joyce, Virginia Woolf est sûrement la plus grande figure féminine de la littérature anglaise du XXe siècle. Connue pour ses romans tels que Les Vagues ou Mrs. Dalloway, elle est également essayiste. En 1941, à la même année que James Joyce, elle met fin à ses jours.