Forme et signification, Jean Rousset – Résumé, analyse, fiche complète

Publié le : 31 mars 202187 mins de lecture

Introduction : pour une lecture des formes

1- L’art réside dans cette solidarité d’un univers mental et d’une construction sensible, d’une vision et d’une forme. Saisir des significations à travers des formes.

2- Entrer dans une œuvre, c’est changer d’univers, c’est ouvrir un horizon. L’œuvre est tout ensemble une fermeture et un accès, un secret et la clé de son secret. Qu’elle soit récente ou classique, l’œuvre impose l’avènement d’un ordre en rupture avec l’état existant. Lecteur, auditeur, contemplateur, je me sens instauré, mais aussi nié. Certes la réalité n’est pas étrangère à l’art : mais l’art ne recourt au réel que pour l’abolir, et lui substituer une nouvelle réalité.

3- Balzac : « Quand un artiste a le malheur d’être plein de la passion qu’il veut exprimer, il ne saurait la peindre,car il est la chose même au lieu d’en être l’image. L’art procède du cerveau et non du cœur ». Flaubert : «  Ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur ». Baudelaire opposant la « sensibilité de l’imagination » à la « sensibilité du cœur ». Sensibilité seconde prônée par Flaubert et co. « La passion ne fait pas les vers…, moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est…, mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir ». (Fl). V.Woolf in Mrs Dalloway : « C’est une erreur de croire que la littérature peut être prélevée sur le vif. Il faut sortir de la vie. […] Il faut sortir de soi, se concentrer au maximum sur un seul point ; ne rien demander aux éléments épars de sa personnalité ; vivre dans son cerveau ».

4- Tourné vers l’œuvre, l’artiste n’est pourtant pas tourné vers le dehors ; l’écrivain n’écrit pas pour dire quelque chose, il écrit pour se dire. Création n’est pas fabrication ; démarche tjr intérieure, cette création ne peut se passer du langage. D’où le « drame de l’exécution ». Dans tte œuvre vivante, la pensée ne se dissocie pas du langage qu’elle invente pour se penser. L’artiste ne connaît pas d’autre instrument de l’exploration et de l’organisation de soi-même que la composition de son œuvre. Bernanos : « Je suis un romancier, c’est-à-dire un homme qui vit ses rêves, ou les revit sans le savoir. Je n’ai donc pas d’intentions ». Le romancier a besoin de son roman pour savoir ce qu’il voulait dire et ce qu’il voulait faire.

C’est l’œuvre, c’est la structure de l’œuvre qui est inventrice : « une forme est féconde en idées ». Picon : Conscience moderne de l’art = art de création vient d’être substitué à un art d’expression. Avant l’art moderne, œuvre semble l’expression d’une expérience antérieure. Pour l’art moderne, l’œuvre n’est pas expression, mais création : elle donne à voir ce qui n’a pas été vu avant elle, elle forme au lieu de refléter. Flaubert, lui aussi, déclarait que tout était dans le plan. Cf partie de Rousset sur Bovary ; ce qui n’était pas prévu dans les plans initiaux c’est ce qu’il y a de + flaubertien dans le roman. L’exécution révèle à Fl ce qu’il ne pouvait connaître sans être : Fl lui-même. C’est dans l’œuvre que se cache le secret de l’ouvrier, c’est à travers la création qu’il devient ce qu’il est.

L’œuvre est donc pour l’artiste un instrument privilégié de découverte. Tout artiste porte en lui un secret que la création a pour but de lui révéler. Donc, en art, la pensée ne se sépare pas de l’exécution, la vision est vécue dans la forme ; « dans la peinture, dans la poésie, la forme se confond avec la conception » (Delacroix). L’artiste vit son œuvre, vit dans son œuvre, et c’est sans doute ce qu’il vit avec le maximum d’intensité.

5- Cmt saisir la forme, à quoi la reconnaître? Tte œuvre est forme, dans la mesure où elle est œuvre. La forme en ce sens et partout. Et l’artiste qui prétend aller au-delà des formes le fera par les formes, s’il est artiste. Le mot de Balzac, « A chaque œuvre sa forme » prend tout son sens. Ni l’auteur ni le critique ne savent à l’avance ce qu’ils trouveront au terme de l’opération.

L’œuvre est une totalité et elle gagne toujours à être éprouvée comme telle. Le livre, semblable à un « tableau en mouvement », ne se découvre que par fragments successifs. Il n’y a de lecture complète que celle qui transforme le livre en un réseau simultané de relations réciproques. Quels que soient la nature du texte et le rythme sur lequel nous avons à le vivre, ce qui nous est demandé, c’est tjr une participation à l’existence d’un être spirituel que nous ne pouvons comprendre qu’à la faveur d’un acte d’adhésion totale qui exclut, du moins provisoirement, tout jugement.

6- Celui qui lit sérieusement renonce, durant sa lecture, à juger : le lecteur pénétrant s’installe dans l’œuvre pour épouser les mouvements d’une imagination et les dessins d’une composition : le lecteur est trop occupé à participer pour se reprendre. Cpdt, le lecteur mimétique n’est pas l’auteur, il revit l’œuvre pour en dégager la composition, il l’explore pour la montrer. Devant une œuvre qui n’a pas opposé la résistance et la richesse voulues, le lecteur se démet et se détourne. Son échec de critique révèle l’échec de l’œuvre.

Le bon lecteur, qui ressemble ici à l’archilecteur de Riffa, sera particulièrement alerté lorsqu’il découvrira, entre ces structures formelles et ces significations, des zones de coïncidence, des points de suture. Ce que palpent nos antennes de lecteur, ce sont les intentions de l’œuvre plutôt que les intentions de l’auteur. Motif des fenêtres et des vues plongeantes, qui a échappé à la conscience de Fl, dans Mme Bovary, à voir + loin.

7- Début = Tâche du critique, blabla qui n’apporte pas grand chose, ça reprend ce qu’il a dit précédemment. Saisir un langage/un déploiement formel autant qu’une sensibilité : Proust : « Le style est une question non de technique, mais de vision. «   L’artiste n’a pas un style, il est son style. Où une œuvre s’arrête t-elle? Appel à tout ce que l’artiste a fait et laissé (brouillons, correspondances…). Si l’œuvre est dans sa forme, elle est complète et significative telle que l’artiste l’a composée, poème concret, roman achevé, et le reste ne devrait apporter que des enrichissements, des démentis ou des moyens de fixer une éventuelle évolution.

Tâche du lecteur de tout voir, on y revient… Mais à superposer tous les romans de Dostoievski pour en extraire l’élément commun, on les démembre. Idem avec la peinture, cf p XXI. Il faut restituer l’oeuvre latente pour mieux saisir l’œuvre concrète : on tourne le dos à l’univers formel pour le mieux retrouver. Est-il possible d’embrasser à la fois l’imagination et la morphologie, de les sentir et de les saisir dans un acte simultané?

8- Sans l’opération du critique, l’œuvre court le risque de demeurer invisible. Mais il faut en convenir, cet acte indispensable à son existence ne la remplace pas. Paradoxe de la critique, voire son drame : l’œuvre a besoin de la critique, mais la critique tend à se constituer en œuvre de l’œuvre.

Rousset termine par là où il a commencé l’introduction : l’expérience première, c’était celle d’un seuil à franchir; on redécouvre finalement la distance et la séparation. Ce que j’emporte n’est pas l’œuvre toute entière, puisque je suis privé de cette présence et de ce contact irremplaçables. Une part du secret de l’œuvre demeure ensevelie derrière moi, dans le livre refermé. La relation de l’œuvre et de son lecteur, du créateur et de son ombre ne saurait se concevoir que sur le mode d’un va-et-vient infini et d’une consommation que l’œuvre seule rassasie.
PXXIV-XXVI : présentation et premières pistes des œuvres que J.R va étudier et qui sont celles qui suivent.

À explorer aussi : Le Rouge et noir de Stendhal : résumé et analyse

La Princesse de Clèves

Rupture d’une tradition, transformation des techniques narratives. Nouveau rapport avec la réalité et renouvellement des formes romanesques. Contre l’arbitraire et l’imaginaire des « aventures fabuleuses », on prétend recourir à l’histoire, qui est censée se substituer au roman et inventer à sa place. Portes ouvertes à l’imagination, à l’analyse du cœur humain. On semblait nous promettre un réalisme, mais ce réalisme s’insère aussi dans une esthétique idéaliste. Il s’agit de reconstituer les mouvements d’une passion et l’enchaînement secret des causes et des effets. Mme de Lafayette invente ses principaux héros de toutes pièces et n’a recourt à l’histoire que subsidiairement. Il reste que son roman appartient étroitement à ce nouveau type de récit « historique ».

Pour plus d'informations : Belle du Seigneur, Albert Cohen

Le contrepoint et l’alternance

Cadre historique remplit des fonctions proprement romanesques. Fond historique en vue de composer un contrepoint. La passion de l’héroïne couve à l’intérieur d’une conscience close. Narratrice modifie par moments la perspective et fait passer son lecteur de l’intérieur à l’extérieur, du cœur au comportement. Notre champ visuel et le sentiments que nous prenons de la réalité est modifié : c’est l’envers, le secret, l’existence invisible des passions, leurs mouvements infimes qui nous semblent seul vrais et seuls dignes d’attention. Aussi le retour aux événements du cœur est-il ensuite ressenti par le lecteur comme un retour au réel.

Le monde imaginaire s’impose, avec sa vérité, sa gravité accrues. Fascination du réel. Alternance envers/endroit. Moments de solitude/moments en société. Un passage du factice au vrai, de l’illusion au réveil. Quand Mme de Clèves est dans le monde, ses gestes s’accomplissent à son insu et dans une demi-conscience ; mais dès qu’elle revient à la solitude, elle ouvre les yeux et elle se voit telle qu’elle est. Mais il est toujours trop tard : retard fatal. De là le système d’alternance et de décalage, les abandons puis les reprises du soliloque réflexif qui gouvernent le récit. Passion comme une puissance trompeuse.

Le roman est construit sur cette vérité amère pour des esprits avides de clarté. Idée pas nouvelle que l’homme n’a de soi qu’une conscience obscure. Transportant cette théologie dans le roman, Mme de Lafayette privilégie la connaissance externe et présente une héroïne traquée par des regards trop perspicaces, courant toujours après une impossible connaissance de soi, parlant et agissant dans un demi-somnambulisme coupé de réveils impuissants. Elle n’est pas la conscience claire : c’est toujours « malgré elle » que Mme de Clèves commet les actes qui l’engagent. Agir c’est se trahir. Puis vient le regard sur soi, dans la solitude retrouvée : on ne se reconnaît pas. Passion = puissance sourde qui l’empêche de vivre une fois reconnue.

Il faut donc prendre la fuite devant son cœur ; l’amour est pour Mme de Lafayette un maléfice et une perte de substance qui contrait les malheurs atteints de ce mal à se détruire. L’héroïne cesse d’exister : le couple s’unit dans cette commune manière de renoncer à vivre. C’est pourquoi les dernières pages n’offrent pas le dénouement qu’attendent Nemours et le lecteur, mais la brève histoire d’une extinction.

L’impossible contact

Large part de la critique du XVII porta sur les rapports de l’œuvre et de la réalité. Mais ça détourne l’attention de l’œuvre : risque de rendre aveugle à ses vertus essentielles de cohérence interne. Si l’on s’en tient au seul critère de la vraisemblance, il faut convenir que la coïncidence est un peu suspecte ; position constante du perso du Duc de Nemours  : spectateur indiscret tandis que Mme de Clèves refuse toute entrevue, se soustrait à son regard.

Il dérobe un portrait pour la contempler, où lui vole des regards comme un voyeur. Guerre perpétuelle de regards interdits et de regards dérobés. Nuit des rubans, dans le roman : nuit chaste et brûlante, si si, leur nuit nuptiale. Jamais il ne seront plus proches, et pourtant 0 communication. Chez ML, communication impossible, se fait qu’à distance et par voie indirecte. Tout contact réel est impossible. Parallèle avec Zaïde, autre roman de Mme de Lafayette, pp27-28.

Les digressions

Épisodes qui semblent interrompre le cours de la narration. 4 récits insérés dans la P de C. Récits satellites rares et courts, l’auteur prend grand soin de les nouer solidement, et très visiblement, à l’action principale. Un tout autre type de narration, un autre principe de composition. Selon les règles de l’art, roman comme frère inférieur de l’épopée : or, la première règle de l’épopée, c’est qu’elle commence par le milieu (comme Zaïde). Les épisodes intercalés, dans ce cas, sont donc la conséquence nécessaire de cette disposition : il faut faire connaître au lecteur tout ce qui a précédé l’action introductrice. Or, P de C : récits satellites « inutiles » car le passé des protagonistes est connu et que les épisodes n’introduisent que des figurants.

Vérité dans le sens naturaliste car le récit, respectant le cours du temps, imite la réalité. On a renoncé à « cette fatigante beauté de commence par la fin » dit Du Plaisir, critique. Pour lui, si le roman est désormais plus court, c’est qu’on le centre sur un seul événement principal. A la disparition des récits intercalés, DP voit un autre avantage : l’unité de point de vue dans la narration : on ne cède plus la place à des « récitants  interposés ». Exigence de continuité et d’unité en même temps que de clarté. On ne mélange plus les pts de vue.
Question de l’irrationnel en amour : pp33-36, comparaison Mlle de Scudéry et ML.

Présence et absence de l’auteur

L’auteur de la P de C ne se voit pas dans son ouvrage. Il est y caché comme dans le titre du livre. Anonymat sous lequel parut le roman. L’auteur doit disparaître : son rôle est de s’effacer derrière ses persos, en se bornant à les faire agir de la coulisse ; pas de connivence ni de complaisance. On veut sauvegarder ici la liberté du lecteur contre les pressions d’un auteur qui sortirait de sa fonction en se manifestants comme inventeur. Puisqu’il n’y a pas d’autre auteur que la réalité, on attend du romancier qu’il se comporte en simple rapporteur d’événements dans lesquels il feint de n’être pour rien, de manière que le lecteur ait l’illusion de se trouver devant la réalité même. Absence de l’auteur se traduit ici et là par le rêve d’un style linéaire et continu, d’un tissu dense et lisse ; c’est l’idéal de la « ligne droite » et du « mur tout nu » chez Flaubert.

Difficulté : ML s’intéresse aux mvts secrets de ses protagonistes. Cmt, si elle adopte l’attitude de l’historien, peut-elle les voir autrement que de l’extérieur, c-à-d en occultant ce qui se passe à l’intérieur d’eux-mêmes, leurs secrets ? Solution première : la première personne, la forme autobiographique, solution moderne des XIXè et XXème siècle. Mme de Lf est contrainte de s’octroyer des pouvoirs plus grands que ceux du simple historien, qui sont précisément les pouvoirs du romancier : elle devait intervenir.

En donnant à son héroïne une passion dont celle-ci ne connaît pas d’abord l’existence, ML ne se rendait pas la tâche aisée pour demeurer cachée derrière sa création. Et pourtant, nous lisons dans le cœur de MC comme dans un livre ouvert : c’est que nous avons en l’auteur un intermédiaire plus savant que plus intime des amoureux, c’est lui qui soulève ce voile et nous fait connaître ce que l’héroïne ne sait pas encore et tout ce qu’elle s’efforce de cacher à autrui. C’est la narratrice qui la connaît mieux qu’elle ne se connaît, et distingue à l’avance ce qu’elle ne verra qu’avec retard. Elle rend ainsi le lecteur complice de sa clairvoyance et lui accorde ce plaisir exquis d’être un peu en avance sur l’héroïne, et de faire simultanément ce que celle-ci est condamnée à expérimenter successivement.

Ce sont autant d’interventions qui signalement l’auteur, et l’arrachent à son anonymat. Cependant, sa volonté de se dissimuler lui fait saisir toutes les occasions de déléguer sa fonction à un de ses personnages : ainsi le voit-on se retrancher derrière Mme de Chartres. Seulement, ces occasions sont rares, et se raréfient de plus en plus au fil du récit puisque MC nous est montrée le + svt seule, occupée à lire en elle-même et à se découvrir. Tentation pour l’auteur de donner elle-même l’analyse des mvts intimes de son héroïne : c’est effectivement ce qui se produit au cours des admirables soliloques qui font la trame continue de l’œuvre ; mais il faut aussitôt remarquer le soin que prend la narratrice de n’en pas dire plus que ce que MC se dit à elle-même et de ne faire apparaître en sa conscience que ce qu’elle y voit elle-même.

On ne lit ici que les pensées claires, à l’instant où elles naissent à la clarté : « elle fit réflexion à la violence de l’inclination qui l’entraînait… « . Si les soliloques de Mme de Clèves suivent avec souplesse les détours des mvts passionnels, ils ne déroulent cpdt que le discours d’une conscience organisée ; le trouble ne parle pas le langage du trouble, mais celui de la connaissance réflexive ; on sait pourtt que la passion est chez MF foncièrement désorganisatrice.

Où est le « style du cœur »  ? Le roman fait donc alterner les deux modes d’expression, celui des actes au contact d’autrui et celui des retours sur soi, le langage au cœur troublé et le langage du soliloque réflexif. Par un retournement significatif, c’est dans le monde, où tout est masque et mensonge, que l’héroïne met à nu le désordre de son cœur ; et c’est dans la solitude qu’elle se compose et s’ordonne.

La P de C, composée selon la méthode de la relation historique, ne pouvait échapper au discours à la troisième personne. En combinant les ressources du rapport impersonnel avec l’introspection du soliloque au style indirect, ML a réussi le plus heureux composé du il et du je, de la relation et de l’analyse, de l’absence et de la présence de l’auteur. Résultat : le cœur est un abîme, la romancière avait su utiliser la nouvelle technique romanesque pour faire de cet abîme une réalité sensible et pénétrable au lecteur. Sentiment de nouveauté et de découverte grâce à ce roman.

Marivaux ou La structure du double registre

Un spectateur de ses « hasards »

« Je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait ». Refus de créer = refus d’ordonner, de composer préalablement l’œuvre. Méfiance de l’ordre, du projet, du plan. Instantanéité de l’être marivaudien. Sauvegarder l’originalité de l’esprit, purifier l’inspiration de toutes intrusion étrangère. Esthétique du hasard et de l’improvisation déclarée ; de Montaigne à Stendhal, ligne connue déjà : Montaigne fait grand cas de la « fortune » qui, à l’en croire, gouverne son vagabondage. Stendhal dit assez que faire des plans glace son imagination. Volonté d’improvisation liée, chez Marivaux, à sa position de spectateur passif, ces « hasards », il ne les provoque pas, il les attend ; il se tient à distance, et il regarde. Poste du guetteur : « J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer… «

Les romans du spectateur

Entre le théâtre de Marivaux et ses romans, il y a des communications et des échanges. Auparavant, Marivaux pousse le + loin possible le système des interventions d’auteur dans le Pharsamon. M. interrompt sans cesse la narration à la 3ème personne pour se projeter au 1er plan, monologuant avec lui-même ou dialoguant avec un lecteur supposé. A tout propos il vagabonde. L’auteur ne cesse de tenir ouvert le double registre du récit et du regard sur le récit, faisant la navette de l’un à l’autre, s’unissant à ses héros puis s’en dissociant, constatant que leur temps vécu n’est pas le même que le sien.

Nous sommes introduits dans les coulisses où nous voyons l’auteur se livrant à ses travaux de metteur en scène. Dissolution voulue de l’illusion romanesque qui fait partie de la tradition burlesque. Mais M. n’est burlesque que provisoirement ; ce qu’il retient avant tout, c’est la libre conduite d’un récit qui montre à la fois le travail de l’auteur et la réflexion de l’auteur sur son travail ; c’est l’introduction dans l’œuvre d’une conscience critique. La Vie de Marianne et le Paysan parvenu sont deux romans de la maturité, 2 jumeaux qui offrent une variante nouvelle de la structure permanente de Marivaux.

Marianne est à la fois celle qui vit ses aventures et celle qui les raconte. Marivaux s’arrête avec prédilection à ces moments où l’être, dupe de la comédie que lui joue son cœur, la démasque et rétablit la vérité camouflée ; parce que chez Marivaux, celui qui vit son présent le vit toujours à son insu. Marivaux souligne à maintes reprises cet aveuglement du sentiment au moment où il est éprouvé. Le roman de Marivaux est construit sur ce décalage d’un temps de l’expérience et d’un temps de la narration, d’un temps de la spontanéité obscure et d’un temps de la réflexion spectatrice.

Le théâtre du double registre, cf pp54-64

Double registre chez Marivaux apparaît comme une constante. Il soutient les romans aussi bien que les pièces de théâtre. Il répond en même temps à la connaissance que l’homme marivaudien a de lui-même : un « cœur » sans regard, pris dans le champ d’une conscience qui n’est que regard. Marivaux construit ses pièces et ses romans comme il conçoit son moraliste imaginaire.

Une forme littéraire : le roman par lettres

Un essai sur la littérature épistolaire, pourquoi? Parce que c’est, à un moment de la littérature, un moyen de création neuf et fécond.

L’instrument épistolier

Aux yeux de Montesquieu, la narration à la 3è personne est désavantagée dès qu’on prétend à faire « sentir les passions » plutôt que provoquer à la réflexion sur les passions ; le roman épistolaire rapproche le lecture du sentiment vécu, tel qu’il est vécu. « On rend compte soi-même de sa situation actuelle ». Les persos disent leur vie en même temps qu’ils la vivent : le lecteur est rendu contemporain de l’action, il la vit dans le moment même où elle est vécue et écrite par le personnage.

Plus complètement qu’au théâtre, il se substitue à l’auteur et l’évince, puisqu’il est lui-même écrivain. Cette prise immédiate sur la réalité présente, saisie à chaud, permet à la vie de s’éprouver et de s’exprimer dans ses fluctuations. Cf une héroïne de Mme Riccoboni : « J’écris vite, je ne saurais rêver à ce que je veux dire ; ma plume court, elle suit ma fantaisie. » La suite épistolaire est conçue comme un instrument privilégié pour appréhender ce qui retiendra très particulièrement l’attention du XVIIIè : l’éveil et les vibrations de la sensibilité, les caprices de l’émotion. Danceny chez Laclos : « Une lettre est le portrait de l’âme.

Elle n’a pas, comme une froide image, cette stagnance si éloignée de l’amour : elle se prête à tous nos mouvements, tour à tour elle s’anime, elle jouit, elle se repose… « . Mouvement des lettres successives peut exprimer un comportement sensible. Auteur et persos vivent au jour le jour une destinée ouverte dont l’achèvement leur est inconnu : ils connaissent leur passé, ils ignorent leur avenir, leur présent est un vrai présent, une vie en train de se faire, une volonté ou une attente, un espoir ou une crainte tournés vers le lendemain encore informe. L’auteur doit tenir compte de cela ; on ne raconte pas de la même manière un présent tâtonnant et un présent qui a déjà choisi sa voie.

A cet égard, le roman par lettres, en s’opposant aux mémoires fictifs, se rapproche du journal, va parfois jusqu’à se confondre avec lui. Le roman du XXè a ce trait commun avec la forme épistolaire, qu’il émerge personnages et lecteurs dans un présent en train de se faire et refuse à l’auteur le point de vue panoramique du témoin omniscient. Le XVIIIè fait la part large au dialogue, exploitant au maximum une autre intention de la lettre : elle se dirige vers un destinataire, elle est un moyen d’action, on se raconte et on s’explore dans la lettre, mais devant autrui et pour autrui.

Trait noté par Montesquieu : on se rend compte soi-même de sa situation, on est donc conduit à l’emploi et la première personne ; conséquences importantes. Butor : « ce n’est pas tout à fait la même chose qui nous est racontée dans l’un et l’autre cas,… et notre situation de lecteur par rapport à ce qu’on nous dit en est transformée ». Pour Stendhal comme pour Balzac, la première personne est un outil perfectionné d’analyse intérieure. Assurément, il y a gain de vérité, de connaissance immédiate de soi. Mais suffit-il à justifier l’exceptionnelle extension de la première personne dans le roman de cette époque ?

Admettre une disparité entre le réel et l’image que s’en font les personnages, c’est reconnaître l’existence d’autant de visions qu’il y a de regards, d’autant de réalités qu’il y a d’expériences ; c’est  ouvrir le roman à l’expérience subjective. Rien ne s’y prêtait mieux alors que la récente conquête de la 1ère personne comme instrument du récit, puisque l’emploi de la 1ère personne impose l’adoption d’un point de vue, celui du personnage.

Récit ? Terme difficile ; où est le récit dans la Nouvelle Héloïse, dans les Liaisons dangereuses ? Le romancier,pour la première fois dans l’histoire du roman, renonce au récit ; il ne raconte plus, ni ne fait raconter par ses personnages ; il se libère de l’histoire conçue comme suite d’événements dont les êtres sont agents ou victimes. Ici, l’événement,ce sont les paroles mêmes et l’effet à produire au moyen de ces paroles ; c’est la manière dont elles sont dites, puis lues et interprétées ; l’événement, c’est encore l’échange et la disposition des lettres, l’ordre donné aux pièces du dossier. L’instrument du récit l’emporte sur le récit ; de la sorte, l’auteur prend sa revanche comme ordonnateur et compositeur ; s’il s’efface comme écrivain et narrateur, il apparaît en pleine lumière comme auteur au sens fort du terme, comme celui qui fait le livre, qui lui donne sa forme et son ordonnance.

C’est cela qu’il faut pour être promu auteur, c-à-d maître de l’œuvre. Possibilités et libertés que la forme épistolaire offre à l’auteur ; ce qu’elle lui impose, c’est un problème de présentation à résoudre : donner un certain ordre aux lettres. Problème de la composition romanesque. Le romancier a mauvaise conscience au XVIIIè siècle, le roman prétend toujours ne pas être un roman ; il n’invente rien, il présente du réel à l’état brut. Le roman par lettres se présente en document, émanant non pas d’un romancier, mais des personnages réels ayant vécu et écrit. C’est la fiction du non-fictif ; on a trouvé une liasse de lettres, et on publie ce qu’on a trouvé.

Bref, il n’y a plus d’auteur, il n’y a qu’un éditeur, un collaborateur à peu près passif, qui n’a rien écrit, qui se borne à « recueillir » ce que d’autres ont écrit et qui peut conclure, comme le font explicitement Crébillon ou Rousseau : « ce livre-ci n’est pas un roman », il est l’œuvre de la seule réalité. Bien entendu, c’est par la fiction qu’on exclut le fictif, et c’est pour mieux apparaître que le romancier se dissimule. Il feint de s’abstenir pour opérer plus sûrement, il s’efface devant la réalité pour inventer une nouvelle réalité. Et le lecteur le sait bien, il y a un consentement à l’illusion.

Formes épistolaires

-La suite à une voix : dans le dernier tiers du XVIIème, premières réussites comme les Lettres Portugaises ; pur soliloque sans réponse. Cri jeté vers quelqu’un mais qui retombe dans le vide. Il semble qu’on reconnaissance, depuis 1670, une affinité naturelle entre la lettre et la passion, entre le style de la lettre et le style de la passion, dès lors que la passion est tenue pour un mvt involontaire qui soulève tout l’être, renverse le vieil édifice courtois et galant de l’édifice courtois et galant de dignité féminine et de possession de soi, fait affleurer l’instinct et le trouble : la lettre, supposée expression immédiate du spontané, sera l’instrument apte à traduire les fluctuations de la passion ainsi conçue. On comprend que le succès du roman épistolaire soit lié à cette expérience de la passion : la lettre s’y prêtait étroitement. L’œuvre révèle la tendance profonde de la lettre vers le journal intime.

-La seconde variante de l’échange unilatéral : cette fois échange réel, une seule personne écrit, mais elle ne monologue pas dans la solitude forcée de la Religieuse ; le destinataire est atteint, les contacts sont établis, invisibles pour le lecteur, mais cependant perceptibles ; pour les réponses ne sont pas reproduites, mais il y a des réponses. Il en résulte une curieux effet de réalité voilée ; le texte est incomplet. Certes, tout roman est le fruit d’une forte élimination. + lettre est un moyen de simuler ou de dissimuler tout autant que de se dire spontanément. On lit en filigrane et pas réfraction tout ce qu’on n’a pas pu lire en clair ; la part est donc considérable, qui est faite à l’intervention du lecteur, à ses dons de rectification et d’interprétation. Le lecteur est prié d’être intelligent. Il voit tout à travers ce verre déformant qu’est la personnage, il n’a pas d’autre voie d’accès à ce monde qui lui est donc refusé au moment même où il lui est donné. L’entrecroisement des voix fait le corps et la trame du roman. Le XVIIIè a particulièrement remarqué la polychromie ; on parle constamment de « diversité », de « variété » des styles. On s’emploie à diversifier le + possible la manière d’écrire de ses personnages. Puisque le style de la lettre est un élément du portrait d’un personnage, il y aura,en principe, autant de styles que de personnages. Moyen d’une grande richesse, c’est particulièrement visible chez Laclos.

Un des thèmes essentiels du roman est ainsi suggéré dès l’ouverture : la rencontre de l’innocence et de la cérébralité, la confrontation de la victime et du fauve. La multiplication des correspondants a pour résultat de modifier profondément l’univers romanesque ; il se présente comme un réseau de relations complexes ; « les rapports y sont si multipliés, la conduite en est si compliquée », voilà ce que Diderot relève et admire dans Clarisse Harlowe. Derrière ces lettres, il y a tous ces personnages divers, qui non seulement ont chacun leur caractère et leur style, mais encore leur manière de comprendre et de s’expliquer leur situation ; l’optique de chacun varie constamment, d’abord selon ce caractère, ensuite selon la place qu’il occupe dans le groupe et selon le moment où il en écrit. On le voit, cette fragmentation de l’optique en de multiples foyers permets des effets neufs et intéressants ; la plupart des épistoliers s’y plaisent, la projection d’éclairages successifs et variantes sur un même événement ou sur un même personnage s’observe fréquemment chez Richardson, Rousseau, Laclos.

Dès qu’il adopte la formule des correspondants multiples, le roman par lettres est conduit à édifier des structures d’ensemble dont la note dominante est l’entrecroisement des lignes, la fragmentation du discours, les ruptures de ton, le continuel déplacement du point de vue. Le temps lui-même est désarticulé, et se meut irrégulièrement : diverses lettres sur le même événement ou des lettres sautées provoquent des arrêts, des reculs, des bonds, des progressions sur plusieurs plans parallèles. C’est le triomphe de la ligne rompue et de la ligne sinueuse.

Trois œuvres

– La Nouvelle Héloïse de Rousseau ; les lettres amoureuse ont créé ici le besoin du roman par lettres. Puis le roman produisit d’autres lettres, et exigea une certaine ordonnance de toutes ces lettres. Cette ordonnance, que révèle t-elle? Première partie = le temps du délire, de l’abandon à la passion, est presque uniquement composée de lettres des deux amants ; le dialogue de deux êtres qui ne veulent plus connaître qu’eux-mêmes. Dès la fin de la première partie, les amants sont séparés : séparation et communication à distance. On conçoit qu’à cette situation rien ne se prêtât mieux que l’échange de lettres = 2nde partie. Lettres de tiers se font + nombreuses. Rapport étroit et significatif entre la situation romanesque et la situation épistolaire.

Toutes les lettres qui continuent de s’échanger les concernent, mais elles ne vont plus de l’un vers l’autre, ce n’est plus le couple, c’est le groupe qui parle et s’entretient d’eux. Correspondance qui émane de l’héroïne se raréfie dans le temps même où sa présence dans le roman grandit, où sa personnalité gagne en majesté et en rayonnement. Seconde moitié de la NH ne présente pas une pluralité de points de vue partiels et variables sur un ou plusieurs personnages en voie de développement, mais une contemplation ininterrompue convergeant sur un personnage unique et immobile.

Effets très naturellement obtenus par la technique épistolaire : après la longue occultation d’un cœur, sa soudaine révélation. Présence d’un type particulier de personnages, important dans le roman épistolaire : les confidents. Les protagonistes ont besoin de qqun à qui ils puissent tout dire. Le romancier épistolaire se trouve ainsi porté, par la nature même de la formule adoptée, à inventer ou à développer des personnages qu’en d’autres circonstances il aurait peut-être laissé dans les limbes.

– Les Liaisons Dangereuses de Laclos ; tenir compte de leur lien de filiation avec l’œuvre de Rousseau. Les LD sont une Héloïse renversée. Toutes les lettres sont nécessaires et motivées, respect constant de la nature du texte épistolaire : quand on lit ce roman, on n’oublie pas un instant qu’on lit des lettres. Nous ne voyons pas seulement une main qui écrit, mais aussi les yeux qui liront ; une voix parle, mais l’écouteur est présent, personnage du roman au même titre que les autres, et qui à son tour répondra.

Dialogue incessant et serré de présences simultanées. C’est que chaque lettre est si bien adressée à qqun que ce destinataire est dans la lettre qu’il va recevoir autant que dans celle qu’il écrira. Plus encore qu’un moyen d’échange, la lettre est ici un moyen d’action, qui vise le destinataire comme une cible. Chez Laclos, les relations humaines sont des relations de combat. Il y a ceux qui composent ttes leurs attitudes et ne disent pas un mot qui ne soit calculé en vue du but à atteindre. D’autre part, les personnages du premier mvt, incapables de se composer et de dissimuler. Si les sincères se livrent dans leurs messages, c’est svt à leur insu. Il en résulte que toutes ces lettres ont un sens apparent et un sens caché et qu’elles appellent les interprétations des maîtres que sont Valmont et Merteuil. Ces lettres ne peuvent donc se lire isolément.

Lettres des LD sont brèves : nous sommes donc sensible à leur ordre, à leur succession. Toute l’attention est portée sur la rapidité des échanges, les continuelles et brusques modifications de points de vue. Laclos constitue de la sorte un véritable langage de la disposition et du mouvement des pièces sur l’échiquier. Horlogerie bien montée : volonté d’organisation qui rompt avec les tendances dominantes du XVIIIè, où le roman affichait une composition libre et capricieuse, chez Marivaux, Prévost, Sterne, Diderot, ou dans le roman à lettres.

Mais les LD sont aussi un roman épistolaire polyphonique ; multiplicité complexe des relations, zigzags et apparent désordre d’une pensée digressive, caprice et imprévu de la ligne sinueuse. Le mouvement des lettres obéit à une loi de complexité et de confusion grandissantes. Nouvelles combinaisons de correspondance au fil du roman. Figures initiales se mêlent, se compliquent, forment de nouvelles figures. On assiste donc à un progrès marqué de l’entrelacement et de l’enchevêtrement. Les LD racontent la destruction du système par la passion, la dissolution du projet volontaire et de la méthode, dont le symbole est la ligne droite, par le sentiment, qui s’exprime dans ligne sinueuse ; à un ordre prémédité se substitue un trouble involontaire, à l’ordre des principes le désordre du caprice. Roman de l’amour, du triomphe de l’amour, où tout le monde aime contre le principe qui lui interdit d’aimer, principe religieux pour Mme de Tourvel, principe libertin pour Valmont et Merteuil.

Victoire insidieuse du trouble des sentiments, du « hasard » et du « caprice » que signifie, sur le plan de la composition, enchevêtrement croissant de la texture épistolaire. Laclos a volontairement répandu dans son roman « ce désordre qui peut seul peindre le sentiment ». Forme épistolaire établit entre les personnages et le lecteur un rapport très particulier, qui la distingue des modes narratifs. Le lecteur se trouve projeté au cœur de chaque personnage, puisqu’il le voit former et conduire sa pensée ; il écrit pour ainsi dire avec lui. Le lecteur en sait donc bcp + que les persos, puisqu’il est en principe le seul à pouvoir lire toutes les lettres.

Or, il y a chez Laclos une entorse à ce principe : V et M lisent aussi toutes les lettres. Les deux protagonistes sont donc mis par leur industrie en position de tout savoir, ce qui leur permet de tout prévoir et de tout conduire , ils occupent aussi, et eux seuls, la situation privilégiée du lecteur. Sorte d’égalité, donc complicité, entre lecteur et couple libertin dont il est amené à cprendre les intentions à épouser tous les mvts ; complicité avec des monstres, avec le mal.

– Les Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac ; sous le couvert du roman par lettres, c’est en réalité le journal intime qui s’introduit dans le roman.

Système tout autre avec Balzac, puisqu’il est le poète des relations et des contacts actifs. Seule fois dans la Comédie Humaine où il recourt à la forme épistolaire. Lettres des deux jeunes femmes les maintiennent en étroite communication : celles de tiers sont rares et peu importantes. Il s’agit d’une dialogue épistolaire. Balzac se sert de cela pour lier en les opposant deux natures contrastées, deux vocations, deux types de passion, « deux mondes », ainsi que le dit une lettre de Louise : « O mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ». Renée découvrira sa passion propre, non moins intense, mais inscrite dans les limites de sa condition, une passion balzacienne entre toutes, qui fera d’elle la véritable héroïne du roman : la maternité, c-à-d  la production d’êtres, la création. C’est par la lettre que le bonheur se communique.

Chez Balzac, la lettre est un des rayons qui multiplient au loin la présence rayonnante. Les lettres deviennent des instruments de procuration. Par leurs lettres, les deux amies séparées se font vivres des vies supplémentaires, s’envoient des substituts d’expérience. Louise tente d’épouser la vie d’autrui : elle connaîtra la maternité par correspondance. Voilà comment Balzac rend balzacienne une technique héritée, et fait du roman par lettres une cantate à deux voix, un dialogue de vies à la fois mêlées et contrastées.

Madame Bovary ou Le livre sur rien

Un aspect de l’art du roman chez Flaubert : le point de vue

On parle aujourd’hui d’anti-roman. Il y a anti-roman quand le roman se sent mauvaise csce, qu’il se fait critique et auto-critique, qu’il se met en état de rupture avec le roman existant. Crise enfin du sujet, qui tend de plus en plus à se distinguer de l’œuvre elle-même. Avant RG et Sarraute, il y a eu le Gide des Faux-Monnayeurs, dont le protagoniste et le double, Edouard, déclarait : « Mon roman n’a pas de sujet », et V.Woolf, que George Moore mettait en garde : « Mrs Woolf, croyez-moi, vous ne parviendrez jamais à écrire un bon roman complètement dépourvu de sujet ».

Conclusion momentanée : G.Moore n’avait pas vu juste. On a aussi le droit d’invoquer ici Flaubert, non comme blaireau mais comme romancier critique, nourri dès l’enfance du grand ancêtre de tous les anti-romans, Don Quichotte. « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un libre sans attache extérieur…, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut ». Cette guerre déclarée au sujet depuis un siècle montre assez que le roman n’a pas attendu 1950 pour se sentir en état de crise et de rupture ; quand le « nouveau roman »s’insurge contre le « roman traditionnel », il s’en prend à un roman qui était lui-même insurgé. La recherche de Flaubert est tjr d’actualité : il est le premier en date des non-figuratifs du roman moderne. L’on se sent invité par Fl lui-même à lire Mme Bovary (abréviation :B) comme une sonate.

Un personnage introducteur :  Charles Bovary

On s’étonne d’abord de l’ordonnance générale du livre, qui exclut l’héroïne de l’ouverture et de l’épilogue : problème du point de vue est central chez Fl. Personnages objets, consciences opaques, assurent au roman une entrée et une sortie où règne souverainement le point de vue de qui se met en lisière du spectacle, le considère de haut et à distance, et ne veut rien savoir des motivations secrètes des figures qu’il traite en pantins. Flaubert a placé au tout début et à la toute fin le maximum d’ironie et de sarcasme triste parce que c’est là qu’il regarde du regard le plus étranger. Le roman s’ordonne ainsi en un mouvement qui va de l’extérieur à l’intérieur, de la surface au cœur, de l’indifférence à la complicité, puis revient de l’intérieur à la périphérie.

L’auteur, et à sa suite le lecteur, se rapprochent du pantin, qui devient homme. Pénétration furtive,  l’auteur reprend aussitôt ses distances ; mais les brouillons donnent à cette place plusieurs pages de souvenirs et de rêves, presque tout en a été retranché ; c’était de nous rendre le personnage décidément trop proche et trop intérieur. C’est dans le champ visuel de Charles que va surgir Emma : Charles servira de réflecteur jusqu’au moment où l’héroïne, progressivement introduit et acceptée, passera à l’avant-scène et deviendra centre et sujet : mais elle doit commencer, comme l’a fait son futur époux, par la condition subalterne de personnage objet et connu du dehors, avec cette différence qu’elle surgit sous un regard non pas critique mais ébloui.

Au lieu du portrait à la manière de Balzac, ou avant lui de Marivaux, impliquant une vue globale et intemporelle exprimant le savoir non du personnage mais de l’auteur, Fl fait, ou plutôt fait faire par les perceptions pointillistes de son personnage en émoi, un portrait fragmentaire et progressif. Ce qui demeure indéniable, et visiblement intentionnel, c’est que, durant tout le préambule, Charles forme centre et projecteur, qu’on ne le quitte pas un instant et qu’Emma n’est vue qu’à travers lui, qu’on ne sait d’elle que ce qu’il en apprend, que les seuls mots qu’elle prononce sont ceux qu’elle lui dit et que nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’elle pense ou sent réellement. Charles ne saura jamais grand chose, Emma sera tjr pour lui indéchiffrable qu’elle va cesser d’être pour nous, il continuera d’ignorer ce qui se cache derrière ce voile opaque, lui qui n’a pas le pouvoir du romancier de s’immiscer en elle.

C’est là probablement qu’est la raison profonde du poste central concédé dans les premiers chapitres à l’officier de santé, ainsi que du respect constant de son pt de vue : non seulement on voit surgir Emma à travers une sensibilité immergée dans le flux de la durée, mais + encore, cette disposition permet au lecteur d’éprouver de l’intérieur la forme de connaissance que Charles a, et aura tjr, de sa femme : le souvenir que ce lecteur prévenu en gardera par la suite, une fois Emma promue au centre, contribuera à éclairer et à épaissir l’univers romanesque où il s’énonce.

L’art des modulations

Dès le chapitre VI, Emma glisse au centre, et ne le quittera plus, si ce n’est pour des brèves interruptions. Témoin le passage de Charles à Emma, l’introduction graduelle, par paliers insensibles, du point de vue de l’héroïne. Objet soumis à deux regards différent : le jardin de Tostes. Simple état des lieux, constat objectif des surfaces et des matériaux, tel qu’il peut émaner d’un tiers observateur : c’est le regard de Charles sur le jardin. Plus loin, Fl livre du même jardinet la vision affective qu’en a son héroïne désenchantée, sensible mnt à tout ce qui, dans les choses mêmes, trahit le dégoût, l’inertie, le délitement, le dépérissement. Art de la modulation des pts de vue où il est passé maître, et dont il fait un constant usage.

En effet, si Emma ne cesse d’occuper le foyer central du roman, Fl ne renonce pas cpdt à lui substituer, parfois, pour des brefs intermèdes, un autre perso dont il adopte un instant l’éclairage. Lorsque Fl abandonne momentanément le pt de vue d’Emma pour prendre celui de Charles ou de Rodolphe, il s’arrange à le faire sans couper le courant, par un système de liaisons en circuit fermé. C’est pas le regard de Charles sur sa femme enceinte que Fl, bouclant le circuit, revient à Emma et achève heureusement sa ronde des pts de vue. Porté de nouveau par le regard d’Emma, le lecteur la quitte pour l’objet de ce regard, et accompagne dès lors Rodolphe, l’écoute penser, le voit écrire la lettre de rupture.

Effort général de Fl vers ce qu’il appelle le style : « La continuité constitue le style, comme la constance fait la vertu ». Ce qui fait à ses yeux la qualité d’une œuvre, ce ne sont pas les perles, mais le fil qui les tient ensemble ; c’est le mouvement uniforme, la coulée. C’est sur les joints que se concentre l’artiste, ces joints qui doivent être forts et souples, mais invisibles. Fl cimente avec un soin infini, et ne met pas moins de soin à enlever toute trace de ciment. Ce qui fascine Fl, c’est le bloc sans fissure, la masse immobile et compacte du mur, la « grande ligne unie ». Idéal de la « ligne droite ».

Les fenêtres et la vue plongeante

La fenêtre est un poste privilégié pour ces personnages flaubertiens à la fois immobiles et portés à la dérive, englués dans leur inertie et livrés au vagabondage de leur pensée. Emma Bovary,captive elle aussi entre les murs de sa fosse, trouve devant sa fenêtre un essor « vers tous les horizons ». Fenêtres de l’ennui et de la rêverie. Il y a d’autre part les fenêtres closes et les rideaux tirés, réservés aux rares moments où Emma, coïncidant avec elle-même et avec le lieu de son existence, n’a plus besoin de se diffuser dans l’illimité de la rêverie,mais se ramasse sur elle-même, dans la phase initiale et heureuse de ses passions.

La fenêtre propose au technicien du découpage et de la mise en scène romanesque d’intéressantes ressources en prise de vue, dont Fl ne manque pas de se servir pour varier les perspectives de la narration et obtenir de curieux effets optiques. Vue plongeante a un double avantage : elle sert d’abord à renforcer l’ironique éloignement avec lequel l’auteur traite le rassemblement agricole, et, par contre-coup, l’idylle qui s’y mêle en surimpression : elle traduit en outre le mouvement d’élévation qui caractérise l’entrée d’Emma dans la vie passionnelle ; on le retrouve dans la phase suivante de l’intrigue.

L’entrée dans la passion se marque pas une ascension au-dessus du niveau habituel de l’existence dont le site se résorbe et s’annule sous les yeux d’Emma ; il faut qu’Yonville diminue dans un éloignement que la perspective aérienne rend infini pour que s’y substitue l’espace imaginaire de l’amour, dépeint ici comme une eau qui s’évapore. Quand, qqs pages plus loin, Emma rêve le même soir à cette vie nouvelle qui vient de s’ouvrir pour elle, c’est encore en des termes où s’associent la hauteur et l’illimité, en opposition à « l’existence ordinaire » rejetée « tout bas ». Emma a vu Rodolphe pour la dernière fois, elle revient à Yonville, éperdue, pour se donner la mort ; ce n’est plus la montée vers l’extase passionnelle, mais la descente vers le suicide ; au cours de cette marche hallucinée, à la nuit tombante, elle se trouve au sommet d’une côte, la même peut-être que naguère au-dessus du village ; elle sort brusquement de son extase tournoyante.

Au lecteur attentif d’établir la relation et de sentir les richesses dont se charge un livre si fortement composé. Double vue de Rouen, à l’arrivée et au départ de la diligence, lors des rendez-vous du jeudi avec Léon ; encore une vue plongeante. Répartition de ces vues dans le roman est significative : elles sont inégalement distribuées, absentes des phases actives, où la passion se consomme, elle se multiplient dans les périodes de stagnation et d’attente. Aux envols périodiques d’Emma devant sa fenêtre se succède tjr une retombée.

Envol et chute, c’est le mouvement qui rythme l’œuvre comme la vie psychologiques de l’héroïne. Ainsi, au début du chapitre VI de la seconde partie, la fenêtre ouverte, et le tintement de l’angelus provoquent le vagabondage dans les souvenirs, et l’ascension, le suspens sans poids que traduisent des images de vol, de plume qui tournoie : « elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête… » puis revenue à l’église, « elle se laissa tomber dans un fauteuil ». Ce double mouvement commande d’autres pages essentielles, comme la phase centrale des Comices, où Emma remuée par une odeur de pommade et la vue « au loin » de la diligence, mêle en une sorte d’extase les amants et les époques, avant de retourner vers le bas ; la foule sur la place, les phrases de l’orateur officiel. On pressent l’agonie de la jeune femme, haletante et oppressée, demandant pour la dernière fois : « Ouvre la fenêtre… j’étouffe. ».

Dans cette vie, chaque extase est suivie d’une petite mort : la mort ultime consonne harmonieusement avec celles qui l’ont précédée et préfigurée. Toutes ces rêveries d’Emma, ces plongées dans son intimité abondent très logiquement dans les phases d’inertie et d’ennui, les adgios du roman. En revanche, quand l’action doit avancer, qu’il y a des faits nvx à produire, l’auteur retrouve ses droits souverains et son pt de vue panoramique, reprend ses distances, peut présenter de nveau des vues extérieures son sur héroïne.

Effet de lointain du même ordre est ménagé un peu plus tard par le pt de vue que l’auteur nous fait prendre pour assister à la démarche d’Emma aux abois chez Binet, du haut du grenier où sont montées les deux voisines curieuses ; on voit à distance, on entend à peine, on en est réduit à deviner, à interpréter des gestes, des attitudes, c’est une scène de cinéma muet. Ces manipulations violentes du lecteur, conformes au pathétique de cette phase du récit, le surprenant d’autant plus qu’elles ne sont pas dans la manière habituelle de Fl qui a procédé le plus souvent, tt au long du roman, par glissements et modulations insensibles.

Importance prise dans le roman de Fl par le pt de vue du personnage et sa vision subjective aux dépend des faits enregistrés de l’extérieur a pour csq d’augmenter considérablement la part des mvts lents, tt en réduisant celle de l’auteur témoin qui résigne une part variable de ses droits d’observateur impartial. Lenteur et perspective du personnage, tels sont probablement les caractères les plus neufs et la profonde originalité de Fl, romancier de la vision intérieure et de l’immobilité.

Fl dit « Je suis convaincu d’ailleurs que tout est affaire de style, ou plutôt de tournure, d’aspect. » Il fera effort pour équilibrer au moins l’action et l’inaction, l’événement et le rêve, mais il n’y parviendra jamais tout à fait, et c’est tant mieux  la pente de son talent et la nature de sa rêveuse héroïne s’y opposaient. Il est dans la génie flaubertien de préférer à l’événement son reflet dans la conscience, à la passion le rêve de la passion, de substituer à l’action l’absence d’action et à toute présence un vide.

Art de Fl : le plus beau dans son roman, c’est ce qui ne ressemble pas à la littérature romanesque usuelle, ce sont les grands espaces vacants ; ce n’est pas l’événement, qui se contracte sous la main de Fl, mais ce qu’il y a entre les événements, ces étendues stagnantes où tout mouvement s’immobilise. Le miracle, c’est de réussir à donner tant d’existence et de densité à ces espaces vides, c’est de faire du plein avec du creux. Fl est le grand romancier de l’inaction, de l’ennui, de l’immobile. Mais il ne le savait pas, ou ne le savait pas encore clairement, avant d’avoir écrit Madame Bovary ; il le découvre en composant son roman, et non sans quelque angoisse. On n’invente que dans l’insécurité ; le neuf est inquiétant, et le premier geste du découvreur est un geste de refus. C’est en composant qu’il se reconnaît : l’invention est liée à l’exécution ; l’œuvre achève de se concevoir dans les opérations qui la réalisent.

Proust, A la recherche du temps perdu

« Le moi de l’écriture ne se montre que dans ses livres ». « Entre ce qu’une personne dit, et ce qu’elle extrait pas la méditation des profondeurs, où l’Esprit nu gît, couvert de voiles, il y a un monde ». Entre le poète et l’homme il y a un hiatus, celui qui crée n’est pas celui qui vit. Proust fera de cette esthétique le sujet réel de son œuvre romanesque. Puisque l’art est autonome, cmt passer de la vie à l’art, cmt faire d’un homme un créateur? On connaît la réponse de Proust : par un acte de mémoire, d’une certaine mémoire involontaire.

Proust : « Mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ». Quand il lui arrive de publier un fragment en revue, il supplie qu’on ne le juge pas là-dessus, car c’est une « informe » ; il voudrait qu’on lût d’une haleine une œuvre dont il sent fortement, en dépit des vicissitudes du travail, la continuité profonde : chaque partie « n’a de sens qu’à sa place dans l’ensemble ». De fait, ce roman, qui peut paraître touffu,  à la première lecteur, trahit à la seconde ou à la troisième une structure savante et subtile. Mais il y a plus : c’est souvent cette structure même qui en révèle ou en précise la signification. La Recherche est de ces œuvres dont on pt dire que leur contenu est dans la forme.

Le cercle refermé

Proust annonçait que le commencement et la fin de son œuvre se recouvraient avec précision. « Le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout l’entre-deux a été écrit ensuite. ». Dernières pages reprennent systématiquement les motifs et les situations esquissées dans les premières, ou pour être plus précis, non pas les tout premières, mais celle qui suivent immédiatement ; la soirée d’enfance à Combray, etc. Combray : on sait que ce chapitre est construit sur deux plans successifs, deux jointures, deux articulations aptes à ménager des changements de palier. Ces 2 paliers répondent à des plans différents de souvenirs ; aussi les seuils ou « jointures » qui les préparent sont-ils des phénomènes de mémoire, distincts dans leur nature comme ils le sont dans leurs effets. Expérience centrale du héros = l’expérience du temps.

1. Les demi-réveils : le temps et l’espace se rompent autour du dormeur qui sort du sommeil, il ne sait plus où il est, ni à quel moment de sa vie ; le lieu actuel perd de son « immobilité ». Le temps est éprouvé comme une force qui divise et projette l’être loin de lui-même ; une force centrifuge.

2. L’extase de la madeleine : il s’agit cette fois d’un homme bien éveillé, mais qui vit dans l’accablement une journée sans jouir et sans signification, un moment épars de cette vie « informe ». Et soudain éclate en lui une « joie » inconnue et inexplicable, sans lien avec les instants qui l’ont précédée, comme s’il entrait en contact avec une réalité inconnue qui le remplit « d’une essence précieuse ». Démarche non plus centrifuge, mais de retour vers le centre perdu. Le narrateur feint de l’ignorer et le héros, en ce point de son parcours, l’ignore réellement et l’ignorera longtemps encore, remettant « à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir le rendait si heureux ». Énigme posée : roman composé comme un roman policier. L’expérience de la madeleine est l’expérience de ce qui transcende le temps successif et dislocateur, de ce que Proust appelle tantôt « l’intemporel », tantôt « le temps à l’état pur », ou encore « l’éternité »

Donc deux moments, l’un centrifuge, l’autre de repli sur le centre ; deux expériences du temps, la première étant celle du temps vécu et des moi discontinus, la seconde celle de « l’intemporel », où le moi reprend possession de son unité et de sa permanence.

Les deux coups de théâtre du Temps retrouvé se superposent symétriquement, mais dans l’ordre inverse de succession. Le premier répond à l’extase de la madeleine,le second renvoie à l’expérience initiale des demi-réveils qui ouvrait le roman en préludant à la longue série des intermittences. Structures symétriques deux des chapitres-clefs de la Recherche a pour effet, tout en la liant étroitement à la forme, de dégager la dialectique du temps et de l’intemporel qui est celle de l’œuvre toute entière. G.Poulet : « le roman d’une existence à la recherche de son essence ». Le temps et l’intemporel, l’intermittence et la permanence sont les deux pôles entre lesquels évolue le héros longtemps aveuglé de ce pèlerinage ontologique.

Importance qu’attachait Proust à la forme circulaire d’un roman dont la fin se boucle sur l’ouverture. Dans les dernières pages le héros et le narrateur se rejoignent eux aussi, après un longue marche où ils furent à la recherche l’un de l’autre. Le narrateur, c’est le héros révélé à lui-même, c’est celui que le héros tout au long de son histoire désire mais ne peut jamais être : il prend mnt la place de ce héros et va pouvoir se mettre à édifier l’œuvre qui s’achève, et tout d’abord à écrire ce Combray qui est à l’origine du narrateur aussi bien que du héros.

La fin du livre rend possible et compréhensible l’existence du livre. Ce roman est conçu de telle façon que sa fin engendre son commencement. C’est parce qu’il a retrouvé son origine que le héros de Proust sera créateur. Jadis et mnt se trouvent soudain simultanés ; cette identité du présent et du passé, ainsi superposés dans le souvenir affectif, constitue, selon Proust, le fondement de son art et de sa création.

De Swann à Charlus

Après Combray, Swann passe brusquement à l’avant-scène. Proust avait besoin de ce retour en arrière qui lui permet de gagner une génération et d’étaler la nappe de temps utilisable en reculant fort loin dans les vies de Swann, d’Odette, des Verdurin. Il lui fallait ce large espace pour allonger sa perspective et développer sur une trajectoire accrue toutes les transformations de ces personnages.

Swann est l’homme-navette qui, le premier, fait la jonction des deux « côtés », démontre qu’une communication est possible entre les sociétés étanches de Combray et de Guermantes, préfigurant en cela l’itinéraire du héros. Un amour de Swann n’est nullement un épisode isolable ; sans lui, l’ensemble serait inintelligible. C’est un roman dans le roman, un tableau dans le tableau, à la manière des histoires intérieures de Balzac ou de Gide. Proust place à l’une des entrées de son roman un petit miroir convexe qui le reflète en raccourci. Le perso de Swann a des rapports intimes avec le héros, il est à la fois son père spirituel et son frère aîné.

Il initie l’adolescent à l’art. Il est aussi son double : Proust ne cesse de les rapprocher tout au long de son livre, tantôt pour les comparer, tantôt pour les opposer, mais d’une opposition qui demeure tjr fraternelle. Si Proust fait de Swann, artiste mais stérile, la tentation permanente du héros et son péril intime, on peut se demander pq Swann disparaît du roman en son milieu, alors que le héros est très loin encore du moment où il se libèrera du danger mortel que Swann avait mission d’incarner. Certes le souvenir de Swann lui survit longtemps. Il y a autre chose : c’est que Swann disparaît moins qu’on ne le pense.

Il est relayé et continué par un personnage qui, en dépit de ses différences, lui ressemble pour l’essentiel et qui assure dans la suite du livre la fonction de S : Charlus. Ce sont encore deux doubles. Il est significatif que Charlus grandisse dans le roman quand S s’efface, à l’époque de la grande soirée chez la princesse de Guermantes, qui est à cet égard une charnière. Aux yeux de Proust, C est un artiste, mais un artiste manqué, un artiste de la vie et non pas un artiste de l’art : il éprouve le besoin de s’exprimer et de forger des créatures, mais il le fait en dehors des voies de l’art. Charlus a une fonction de double de Swann, renforcée par sa carrière amoureuse. S ne disparaît donc pas, Charlus reprend sur un ton différent son rôle dans le roman, et sa fonction se trouve assurée au-delà de sa mort. Peut-on sortir du plan de l’existence pour accéder à celui de la création?

Qui a raison, de Vinteuil-Elstir ou de Swann-Charlus? Entre eux erre le héros, attiré par les uns et par les autres, sommé de faire son choix et incapable de s’y résoudre soi-même, jusqu’au jour où les réminiscences enfin comprises opèrent en lui le salut et le contraignent au choix : il sera du côté d’Elstir et de Vinteuil et il tournera le dos à Swann-Charlus, qui s’abîme dans sa déchéance et son irréalité.

Les livres de chevet des personnages

Le roman de Proust est non seulement l’histoire de sa genèse et de sa propre création, il est plus encore, et plus largement, le roman de la création artistique : il s’ordonne autour d’une série d’expériences esthétiques. Aussi, chacun de ses personnages y est-il conçu en relation avec l’art. Importance donnée par Proust aux livres de chevet de plusieurs des héros, à certaines rencontres ou connivence du personnage avec un livre ou un auteur.

– Balzac : Charlus incarne dans la Recherche l’admirateur et le familier des romans balzaciens. Problème au centre de la méditation de Proust : le problème des « rapports secrets » et des « métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d’un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l’art ». Passer de l’œuvre à l’objet, de l’art à la vie comme s’ils étaient interchangeables, donc homogènes : se plaire à un élément de la réalité pour l’avoir vu dans un tableau ou un livre : or, Proust sait déjà que celui qui ne distingue pas radicalement ces deux plans d’existence est inapte à devenir un créateur,  c-à-d à faire ce qu’il faut pour s’arracher au plan de la vie et passer au plan hétérogène de l’art : ce sera justement là l’erreur des deux artistes non-créateurs dans le roman futur : Swann et Charlus. Ce dernier est une figure balzacienne, lecteur assidu et connaisseur de la Comédie humaine : il en donne de fréquentes preuves, en particulier dans le petit train de Balbec où, se souvenant de la Préface à la Bible d’Amiens, il s’enchante de la robe grise d’Albertine qui lui rappelle, à lui aussi, la robe de la princesse de Cadignan ; et le souvenir de la nouvelle de Balzac l’émeut d’une émotion équivoque. Dire « c’est très balzacien », retrouver Balzac dans la société contemporaine et soi-même dans Balzac, c’est se laisser prendre au réel comme au roman, c’est oublier la différence entre l’art et la vie, erreur dans laquelle tombe Balzac lui-même au dire de Proust.

– Saint-Simon : c’est l’auteur de Swann, « un de ses auteurs favoris », celui qu’il relit et cite volontiers, qu’il évoque longuement dès sa première apparition dans Combray, pour constater des analogies entre la société du Paris récent et celle de Versailles. C’est l’analyse de la société, l’anatomiste de la vie sociale, de sa « mécanique », le témoin de la pérennité de certains types humains et de certains vices. S-S suggère aussi les limites du personnage, son snobisme profond, la nature de son goût pour cette aristocratie Guermantes qui continue celle des grands seigneurs de l’époque Louis XIV : plus généralement encore, pour signifier sa passion, intelligente, artiste, mais étroite, pour les valeurs de société.

– François le Champi : c’est le premier livre à jouer un rôle dans le roman. Ce libre de G.Sand = histoire d’un enfant trouvé, de caractère aimant et sensible, à qui une jeune meunière tient lieu de mère : il éprouve pour elle un attachement passionné, une tendresse exclusive qui se mue avec l’âge en l’amour d’un homme pour une femme : il épousera finalement sa mère adoptive. Nous savons assez combien le jeune héros de Proust aime sa mère d’une passion exclusive et douloureuse, d’un amour qui semble un peu plus que filial, ou pour mieux dire : d’une passion qui est la plénitude de l’amour partagé. Il apparaît que le livre introduit par Proust dans son livre sert à doubler le thème visible, à étoffer une situation en la fournissant de dessous enrichissants, à lui donner le relief d’un éclairage latéral.

– Madame de Sévigné : la grand-mère et la mère se retrouvent unies dans le même auteur de prédilection, qu’elles citent, avec délice et à tout propos. Les motifs éclatent dès qu’on se rappelle la passion amoureuse de Mme de Sévigné et de sa fille. Cette passion est destinée, dans l’économie du roman, à compléter symétriquement le message de François le Champi en vue de souligner la nature du lien qui joint le héros à sa mère et à sa grand-mère. Véritable amour, passionné et absolu, et que déchire l’absence. Non pas un amour heureux, il n’en est pas, mais le seul amour de toute l’œuvre proustienne qui ne soit pas illusoire, le seul qui assure une communication réelle entre les partenaires.

– Les Mille et une Nuits : le héros est lui aussi doté d’un livre de prédilection. L’homme proustien est sujet à de surprenantes métamorphoses, comme maints persos des Contes arabes. Les 1001 Nuits, c’est Schéhérazade se maintenant en vie par la grâce de ses récits, se sauvant en racontant ; le héros de Proust se sauve en créant, sa vie mortelle et vaine trouve son salut dans le roman qu’il va composer. Les 1001 Nuits = l’Orient, un Orient de rêve et de féérie qui n’est pas absent de la Recherche. Exemple : à l’arrière plan de la Prisonnière et de la Fugitive se profile Venise. La chambre d’Albertine, c’est Paris, le Paris nocturne du Temps retrouvé, qui offre « le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient ». Cmt Proust a t-il lu les 1001 Nuits? Le monde dans lequel il plonge son héros a ceci de commun avec les Contes arabes que c’est un monde enchanté ; par tjr assurément, l’existence y est souvent plate et ordinaire, mais un moment survient où tout s’abolit devant une apparition miraculeuse. Comme dans les 1001 Nuits, la réalité qui enveloppe le héros contient des richesses invisibles, le plus svt inconnues et insaisissables, mais qu’un hasard bienveillant peut faire brusquement surgir. Ce hasard, ce sont les grâces de la mémoire, dont Proust a suffisamment souligné le caractère magique. Il existe un monde surnaturel, caché derrière chaque objet. L’allusion au livre oriental est transparente dans la page où s’annoncent les révélations « extra temporelles » de la cour des Guermantes, dans le Temps retrouvé. Les réminiscences proustiennes, qui arrachent la héros à sa condition présente et le déplace dans l’espace et le temps, sont l’équivalent des génies ou du tapis volant, auxquels les principes de Schéhérazade doivent d’analogues miracles. L’éclairage des 1001 Nuits porte sur Combray et sur le Temps retrouvé, lieux enchantés, temps du miracle. Il ne tombe qu’indirectement et accidentellement sur « l’entre-deux » ; il désigne alors un mirage, une fausse magie, tenue d’abord pour vraie, mais que la suite montrera illusoire : l’amour dans la Prisonnière et la société aristocratique.

Il semble donc que les livres de chevet des persos proustiens aient une destination et une signification : éclairage indirect, ils servent à projeter sur un eux une lumière supplémentaire.

Fonctions de l’amour

Combray d’abord, Un amour de Swann ensuite, forment les deux assises sur lesquelles repose l’édifice, les deux piles de l’arche, apparemment très éloignées au départ, mais destinées à se rapprocher, comme les deux « côtés » de Méséglise et de Guermantes. Une femme aimée et un artiste aimée, on retrouvera cette association par la suite, elle n’est sûrement pas due au hasard.

La partie médiane de l’œuvre fait foisonner les groupes humains et les personnages de toutes sortes ; cette partie est destinée à mettre sous nos yeux une vérité dont le héros ne prendra conscience que + tard : toute activité sociale est un leurre et engendre un état de mort spirituelle pour qui a vocation de créateur ; plus on donne au monde extérieur, plus on s’éloigne des « grâces » sans lesquels il n’y a pas d’artiste. Dernière extase, appel resté vain parce que mal écouté : et la voiture emporte le héros loin de ce qu’il croit « seul vrai », loin de son moi profond, image de la vie qui l’entraîne vers les autres, vers le monde, ce « royaume de néant ». Les sources taries vont rejaillir dès la Prisonnière. Soudain l’explosion de l’amour-jalousie abolit d’un coup le monde et ses fantoches, ramène le héros sinon à lui-même, du moins à sa chambre fermée où lui sont accordées parfois des heures de solitude.

Entre Combray et le Temps retrouvé, entre l’ouverture et la finale symétrique, de la vocation pressentie à la vocation révélée, il y a donc tout cet « entre-deux », cette marche errante dans la nuit que jalonnent deux séries d’expériences : celles de l’intemporel sous la double forme des extases de mémoires et des rencontres avec l’art, celles de l’intermittence et du temps, en d’autres termes le monde et plus encore l’amour. La vérité de l’analyse proustienne de l’amour est contestable, mais c’est sa fonction dans le roman qu’il faut considérer, c’est elle qui en éclairera le sens. On a parfois voulu faire de Proust un moraliste : ce point de vue est pas faux, mais n’est pas prioritaire. Il y a des pages où il se fait moraliste, certes : il légifère, son style change alors, sa phrase devient brève (si, si), linéaire et péremptoire, elle s’offre comme une maxime.

Deux grands cycles amoureux dans la Recherche : Swann et Odette, le héros et Albertine. Deux grands cycles intermédiaires les relient, celui de Gilberte et celui de la duchesse de Guermantes, l’une et l’autre en rapport avec Swann et tirant leur origine de Combray. A ces 4 cycles centraux, il faut en joindre deux autres qui présentent deux positions extrêmes dans la gamme des amours possibles : l’amour avorté pour Mlle de Stermaria, illustrant la contingence de la passion & l’amour accompli pour la mère et la grand-mère, en qui il n’y aurait qu’un seul et même être en deux personnes, tant elles se doublent, s’imitent, se font mutuellement écho d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Pur amour, combien différent de l’impur amoureux pour Albertine.

A Balbec, les deux amours pour la grand-mère morte et pour Albertine se croisent, luttent pied à pied : le baiser d’Albertine évoque celui de la mère, le soir ; Albertine morte côtoie de nouveau la grd-mère dans les rêves du héros, leur survie à toutes deux puis les progrès de l’oubli suivent des schémas identiques. Ces analogies si fortement soulignées ne rendent que plus visible le contraste entre les deux amours qui s’opposent. Quand aux cycles annexes, Saint-Loup et Rachel, Charlus et Morel, ils servent de contre-épreuve, ils ne concernent pas le héros : celui-ci les regarde en spectateur indifférent ; c’est pour constater l’abîme qui sépare la Rachel, le Morel réels de l’être aimé par Saint-Loup, par Charlus : entre ce qu’il voit et ce que voient les amants, il n’y a rien de commun. L’observation rejoint et renforce les conclusions valables pour les autres cycles : on n’aime que des « fantômes ».

Juxtaposition constante des femmes aimées et des artistes porte signification. L’amour aussi bien que l’art est commandé par la vision subjective, l’imagination crée son objet ; tel est du moins le résultat de l’analyse proustienne de l’amour, qui révèle ici sa précise destination. C’est parce que l’amour fait appel à l’imagination qu’il entre en conflit avec l’art : les vicissitudes de ce conflit animent dramatiquement la progression du héros. Swann voit en Odette un Botticelli, et il fonde son amour sur cette confusion.

Par la suite le héros recueille l’héritage spirituel de Swann, y compris ses péchés et ses tentations ; c’est avec la fille de Swann qu’il fait l’apprentissage d’un amour et d’une jalousie qui empruntent nombre de traits à la passion de Swann pour Odette : parallèlement, il reçoit de Swann le goût des peintres du Quattrocento et le legs de la sonate. Mais c’est avec une autre femme, Albertine, que le héros fera sa véritable expérience de l’amour, et c’est avec une autre œuvre de Vinteuil, le septuor, qu’il fera l’expérience décisive de l’art comme création. Voilà pourquoi Albertine et la musique ne cessent de s’affronter dans la Prisonnière en un drame qui commandent tout le développement de ce volume, alternant leurs victoires jusqu’au chant d’espérance qui clôt la méditation sur le septuor.

Les deux forces qui se disputent ainsi l’esprit et la destinée du héros se trouvent être en correspondance rigoureuse avec les deux expériences que nous avons vues s’entrelacer et s’organiser symétriquement dans le premier et le dernier chapitre du roman : le temps et l’intemporel. En effet, cette Albertine qui s’efface devant la « joie supra-terrestre » proclamée par le septuor, elle est la discontinuité temporelle, elle est la « grande déesse du Temps » ; et la réalité mystérieuse qui l’emporte sur Albertine, l’art, on découvrira au dénouement qu’elle n’est autre que ce qui transcende le temps.

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